Voltaire : il faut écrire comme on parle…
Quelques extraits du Dictionnaire Philisophique (édition Garnier – 1878)
On dit que les Indiens commencent presque tous leurs livres par ces mots : Béni soit l’inventeur de l’écriture. On pourrait aussi commencer ses discours par bénir l’inventeur d’un langage.
Trois choses sont absolument nécessaires : régularité, clarté, élégance. Avec les deux premières on parvient à ne pas écrire mal ; avec la troisième on écrit bien….
Il n’est aucune langue complète, aucune qui puisse exprimer toutes nos idées et toutes nos sensations ; leurs nuances sont trop imperceptibles et trop nombreuses. Personne ne peut faire connaître précisément le degré du sentiment qu’il éprouve. On est obligé, par exemple, de désigner sous le nom général d’amour et de haine mille amours et mille haines toutes différentes ; il en est de même de nos douleurs et de nos plaisirs. Ainsi toutes les langues sont imparfaites comme nous.
Elles ont toutes été faites successivement et par degrés selon nos besoins. C’est l’instinct commun à tous les hommes qui a fait les premières grammaires sans qu’on s’en aperçût….
Tous les mots, dans toutes les langues possibles, sont nécessairement l’image des sensations. Les hommes n’ont pu jamais exprimer que ce qu’ils sentaient. Ainsi tout est devenu métaphore ; partout on éclaire l’âme, le cœur brûle, l’esprit voit, il compose, il unit, il divise, il s’égare, il se recueille, il se dissipe…. Il est évident que ce sont nos cinq sens qui ont produit toutes les langues, aussi bien que toutes nos idées….
Les moins imparfaites sont comme les lois : celles dans lesquelles il y a le moins d’arbitraire sont les meilleures. Les plus complètes sont nécessairement celles des peuples qui ont le plus cultivé les arts et la société….
Il n’y a point de langue mère. Toutes les nations voisines ont emprunté les unes des autres ; mais on a donné le nom de langue mère à celles dont quelques idiomes connus sont dérivés. Par exemple, le latin est langue mère par rapport à l’italien, à l’espagnol, au français ; mais il était lui-même dérivé du toscan, et le toscan l’était du celte et du grec.
Le plus beau de tous les langages doit être celui qui est à la fois le plus complet, le plus sonore, le plus varié dans ses tours, et le plus régulier dans sa marche ; celui qui a le plus de mots composés, celui qui par sa prosodie exprime le mieux les mouvements lents ou impétueux de l’âme, celui qui ressemble le plus à la musique…
La plus belle langue ne peut être la plus généralement répandue, quand le peuple qui la parle est opprimé, peu nombreux, sans commerce avec les autres nations, et quand ces autres nations ont cultivé leurs propres langages….
L’ignorance a introduit un autre usage dans toutes les langues modernes. Mille termes ne signifient plus ce qu’ils doivent signifier. Idiot voulait dire solitaire, aujourd’hui il veut dire sot ; épiphanie signifiait superficie, c’est aujourd’hui la fête des trois rois ; baptiser, c’est se plonger dans l’eau : nous disons baptiser du nom de Jean ou de Jacques.
À ces défauts de presque toutes les langues se joignent des irrégularités barbares. Garçon, courtisan, coureur, sont des mots honnêtes ; garce, courtisane, coureuse, sont des injures. Vénus est un nom charmant, vénérien est abominable.
Un autre effet de l’irrégularité de ces langues composées au hasard dans des temps grossiers, c’est la quantité de mots composés dont le simple n’existe plus. Ce sont des enfants qui ont perdu leur père. Nous avons des architraves et point de traves, des architectes et point de tectes, des soubassements et point de bassements ; il y a des choses ineffables et point d’effables. On est intrépide, on n’est pas trépide ; impotent, et jamais potent ; un fonds est inépuisable, sans pouvoir être épuisable. Il y a des impudents, des insolents, mais ni pudents ni solents ; nonchalant signifie paresseux, et chaland celui qui achète. Toutes les langues tiennent plus ou moins de ces défauts : ce sont des terrains tous irréguliers, dont la main d’un habile artiste sait tirer avantage.
Il se glisse toujours dans les langues d’autres défauts qui font voir le caractère d’une nation…
Ce qui nuit le plus à la noblesse de la langue, ce n’est pas cette mode passagère dont on se dégoûte bientôt, ce ne sont pas les solécismes de la bonne compagnie, dans lesquels les bons auteurs ne tombent point : c’est l’affectation des auteurs médiocres de parler de choses sérieuses dans le style de la conversation…. Tout conspire à corrompre une langue un peu étendue : les auteurs qui gâtent le style par affectation ; ceux qui écrivent en pays étranger, et qui mêlent presque toujours des expressions étrangères à leur langue naturelle ; les négociants, qui introduisent dans la conversation les termes de leur comptoir, et qui vous disent que l’Angleterre arme une flotte, mais que par contre la France équipe des vaisseaux ; les beaux esprits des pays étrangers, qui, ne connaissant pas l’usage, vous disent qu’un jeune prince a été très bien éduqué, au lieu de dire qu’il a reçu une bonne éducation.
Toute langue étant imparfaite, il ne s’ensuit pas qu’on doive la changer. Il faut absolument s’en tenir à la manière dont les bons auteurs l’ont parlée ; et quand on a un nombre suffisant d’auteurs approuvés, la langue est fixée. Ainsi on ne peut plus rien changer à l’italien, à l’espagnol, à l’anglais, au français, sans les corrompre ; la raison en est claire : c’est qu’on rendrait bientôt inintelligibles les livres qui font l’instruction et le plaisir des nations…
Le plus grand malheur d’un homme de lettres n’est peut-être pas d’être l’objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la cabale, le mépris des puissants du monde ; c’est d’être jugé par des sots. Les sots vont loin quelquefois, surtout quand le fanatisme se joint à l’ineptie, et à l’ineptie l’esprit de vengeance. Le grand malheur encore d’un homme de lettres est ordinairement de ne tenir à rien. Un bourgeois achète un petit office, et le voilà soutenu par ses confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve aussitôt des défenseurs. L’homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volants : s’il s’élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s’il plonge, les poissons le mangent….
Notre misérable espèce est tellement faite que ceux qui marchent dans le chemin battu jettent toujours des pierres à ceux qui enseignent un chemin nouveau.