Nature et Poésie

Une sélection de beaux textes à découvrir… Contemporains ou anciens des écrits pleins de vie et de poésie pour tous.

Pablo Neruda : « Je circule dans l’université des vagues. »

 

« J’ai besoin de la mer car elle est ma leçon. Je ne sais si elle m’enseigne la musique ou la conscience.
je ne sais si elle est vague seule ou être profond ou seulement voix rauque
ou bien encore conjecture éblouissante de navires ou de poissons.
Le fait est que même endormi par tel ou tel art magnétique je circule dans l’université des vagues. »

Pablo Neruda est l’auteur d’une œuvre poétique majeure teintée de lutte politique et de révolte mais aussi de lyrisme, car elle est aussi un hymne à l’histoire, à l’identité, à la beauté tellurique de tout le continent latino-américain. Parmi les poètes d’aujourd’hui nul n’a autant fait que lui pour donner à la poésie un tel pouvoir, une telle force d’espérance. Devant dix mille mineurs, écoutant depuis des heures, sous un soleil de plomb, les discours politiques des militants syndicaux, lorsqu’on annonce que Neruda va dire un poème, alors d’un seul geste tous ces hommes se découvrent, saluant ainsi le pouvoir que la poésie est capable de mettre au service des peuples. Et toute son œuvre est là pour en témoigner.

Pablo Neruda est né en 1904 au Sud du Chili. Une mère institutrice, qui meurt de tuberculose un mois après sa naissance. Un père cheminot, qui se remarie avec celle que Neruda appelle « l’ange gardien de mon enfance ». Une enfance placée sous le signe de la grande forêt verdoyante, de la tempête, de la neige et de la pluie australe.

Neruda, qui manifeste une attirance précoce pour la poésie, signe à 13 ans son premier poème. Son père n’appréciant guère, il emprunte le pseudonyme d’un poète tchèque du 19ème siècle. Dès 15 ans, il obtient des prix de poésie en province, puis à Santiago, où il s’installe à 17 ans, pour préparer un professorat de français. Il vit pauvrement, s’habillant en poète, tout de noir vêtu, avec cape et grand chapeau.

À 18 ans il se forge une âme politique, manifestant avec les ouvriers contre la police. « Il ne m’était pas possible dans mes poèmes de fermer la porte à la rue, de même qu’il ne m’était pas possible dans mon cœur de jeune poète de fermer la porte à l’amour, à la vie ». En 1924 il publie Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, un recueil qui renferme les passions tourmentées de son adolescence.

Devant le succès rencontré, il décide d’abandonner ses études, pour se consacrer davantage à la poésie.

Pour vivre il entre dans la carrière diplomatique et devient consul. Entre 1927 et 1943 il connaît neuf affectations consulaires, à commencer par l’Asie : Rangoon, Colombo, Batavia, Singapour ; Buenos Aires, où il rencontre Garcia Lorca ; Barcelone, puis Madrid, en pleine guerre civile espagnole. En 1939 il est nommé à Paris pour organiser l’immigration des réfugiés espagnols au Chili. Et pour finir, Mexico, où il est consul général durant 3 ans.

Devenu célèbre dans le monde et populaire au Chili, Neruda se lance dans la politique. En mars 1945 il devient sénateur des provinces minières du Nord, riches en cuivre et salpêtre, mais région la plus pauvre du Chili, lunaire et désertique. En 1946 Videla, élu Président grâce à l’appui de Neruda, change de camp et rallie la droite, devenant farouchement anti-communiste. Neruda dénonce publiquement cette trahison politique en prononçant devant le Sénat son discours J’accuse, le 6 janvier 1948. Condamné à la détention, il entre aussitôt dans la clandestinité, changeant de domicile chaque jour pendant plus d’un an. C’est au cours de cette longue période qu’il écrit son œuvre maîtresse  Le Chant général.

Le 24 février 1949 Neruda quitte le Chili, franchissant à cheval la Cordillère des Andes, avec son précieux manuscrit. Arrivé à Buenos Aires, il rejoint Paris, où Picasso et Supervielle lui obtiennent des papiers en règle. Puis Moscou et enfin Mexico, où l’attend Éluard. L’édition originale du Chant général est publiée à Mexico, puis dans une douzaine de pays, tandis qu’une édition clandestine circule au Chili. Pendant deux ans, Neruda voyage et multiplie les conférences à travers le monde. Le film Il Postino (Le facteur) relate son séjour à Capri avec Matilde Urrutia, l’inspiratrice de La Centaine d’amour, qu’il épousera en 1966. Le Chili ayant annulé les poursuites, Neruda retourne dans son pays en août 1952.

Partagé désormais entre le Chili et le reste du monde, il est considéré comme l’un des plus grands poètes de son temps et ses écrits sont publiés dans toutes les langues. En 1955 il obtient, avec Picasso, le Prix International de la Paix. Toujours passionné de politique, il s’engage dans les campagnes présidentielles de 1958 et 1964. Désigné en 1969, pour être le candidat de la gauche, il se retire en faveur de son ami Allende et fait campagne pour lui. Allende le nomme ambassadeur à Paris, où en 1971, il reçoit le Prix Nobel de Littérature. En 1972 il rédige ses mémoires J’avoue que j’ai vécu. À New-York il dénonce le blocus américain qui asphyxie lentement le Chili ; puis renonçant à son poste d’ambassadeur, il rentre au Chili pour aider Allende. Il appelle solennellement tous les intellectuels à venir au secours de son pays pour éviter la guerre civile qui menace. Mais le 11 septembre 1973 Pinochet renverse Allende et la démocratie. Les maisons de Neruda sont saccagées, ses livres brûlés, et le poète meurt de chagrin quelques jours plus tard, à l’âge de 69 ans.

Dans ses mémoires Neruda avoue son amour pour les mots :
« Qu’il est beau ce langage que nous avons hérité des conquistadores à l’œil torve…
Là où ils passaient, ils laissaient la terre dévastée… Mais il tombait des bottes de ces barbares, de leur barbe, de leurs heaumes, de leurs fers, comme des cailloux, les mots lumineux qui n’ont jamais ici cessé de scintiller…
Ils emportaient l’or, mais ils nous laissèrent les mots ».

  • L’écriture de Résidence sur la terre, sa première œuvre importante, s’étend sur 20 ans, à un moment où la solitude lui pèse, ainsi que le sentiment de ne pas encore savoir à quoi allait servir sa vie. Avec une poésie amère, empreinte d’un pathétisme douloureux, il se décrit « Debout comme un cerisier sans écorce ni fleur », ayant l’impression désagréable d’être en « résidence sur la terre ».
  • Le Chant général est le chef-d’œuvre de Pablo Neruda, mais également l’œuvre maîtresse de la poésie contemporaine latino-américaine. Une œuvre de combat, écrite dans la clandestinité par un homme en colère. Une œuvre magistrale, qui retrace à grandes fresques à travers les siècles l’histoire tragique de tout un continent, dans une sorte de mémorial. Une œuvre située en pleine guerre froide, où la figure de Staline incarne les aspirations du Tiers-Monde face à l’impérialisme américain. Une œuvre optimiste et allègre, où l’espoir de la victoire est sans cesse réaffirmé.
  • Avec Mémorial de l’Ile Noire, publié en 1964, Neruda fait retour sur son passé et rêve d’une humanité plus fraternelle.

L’important c’est la femme qui n’a pas eu de nom particulier, hormis pour quelques-uns et presque pour personne.
Elle est inconnue mais s’appelle « la mère ».
Elle poursuit son existence silencieuse et s’appelle « l’épouse », et plus tard « la grand-mère », n’étant connue et aimée que de rares privilégiés qui reçurent cet honneur et cet amour, cet honneur anonyme et cet amour si souvent mal récompensé.
Car les femmes connaissent l’ingratitude, comme le marin connaît la mer, comme le paysan connaît la terre.
Et comme la mer et comme la terre, l’ingratitude est toujours inattendue : quand tout était prévu, un nouveau grain surgit, une tempête ou un séisme.
Extrait de « Né pour Naître » 

La voix de Mathilde est forte quand elle chante mes chansons.
Je lui dédie tout ce que j’écris et tout ce que j’ai. Ce n’est pas beaucoup, mais elle est contente.
Maintenant je l’aperçois et je vois comment elle enterre ses souliers minuscules dans la boue du jardin et comment elle enterre ensuite ses mains minuscules dans la profondeur de la plante.
De la terre, avec des pieds et des mains, des yeux et une voix, elle m’a apporté toutes les racines, toutes les fleurs, tous les fruits parfumés du bonheur.
Extrait de « J’avoue que j’ai vécu » 

Petits mondes de Valparaiso, abandonnés, sans raison et sans temps, comme des caisses laissées un jour au fond d’une cave et que personne n’a plus réclamées, caisses dont on ne sait pas d’où elles viennent et qui ne sortiront jamais de leur enceinte. Dans ces domaines secrets, dans ces âmes de Valparaiso sont peut-être gardées à jamais la souveraineté perdue d’une vague, la tempête, le sel, la mer qui bourdonne et qui papillote. La mer de chacun, menaçante et recluse : un son incommunicable, un mouvement solitaire, devenus farine et écume des rêves.
Les vies excentriques que j’ai découvertes à Valparaiso m’ont toujours surpris par leur identité parfaite avec ce port déchirant. Là-haut, sur les falaises, la misère fleurit à gros bouillons frénétiques de goudron et de gaîté. En bas, les grues, les embarcadères, les travaux de l’homme couvrent la ceinture de la côte d’un masque peint par le bonheur fugitif. Certaines vies, pourtant n’ont jamais atteint les falaises, comme elles ne sont pas descendues non plus jusqu’au travail. Elles ont gardé dans leur coquille leur propre infini, leur portion de mer.
Et elles l’ont protégé avec leurs propres armes, tandis que l’oubli s’approchait d’elles comme la brume.
Extrait de « J’avoue que j’ai vécu »

Un million d’hommes dorment après au bord des routes, dans les environs de Bombay. Ils dorment, naissent et il meurent là. Il n’y ni maisons, ni pain, ni médicaments. C’est dans cet état que l’Angleterre civilisé , l’orgueilleuse Angleterre a laissé son empire colonial. Elle a pris congé de ses anciens sujets sans leur léguer ni écoles, in industries, ni habitations, ni hôpitaux; rien que des prisons et des montagnes de bouteilles vides de whisky.
Extrait de « La solitude lumineuse » 

Il y a une idée qui m’attriste : c’est que tu ne verras peut-être jamais la treille de ma maison de Santiago, ni les peupliers dorés par l’automne chilien, car il n’y a pas d’or pareil. Si tu pouvais voir, au printemps, les cerisiers en fleur et respirer le parfum des boldos. Si tu pouvais voir comment, sur la route de Melipilla, les paysans étalent sur les toits les épis de maïs dorés. Si tu pouvais plonger les pieds dans les eaux pures et froides de l’Ile-Noire. Hélas ! mon cher Simonov, les pays dressent des barrières, ils jouent à être ennemis, ils se perdent en guerres froides, et nous les hommes, nous restons isolés. Nous nous rapprochons du ciel dans des fusées rapides, mais nous ne nous rapprochons pas de nos mains dans la fraternité humaine.
Extrait de « J’avoue que j’ai vécu »

« Je laisse donc ceux qui ont aboyé après mes cils de voyageur, ma prédilection pour le sel,
la direction de mon sourire pour qu’ils emportent le tout avec discrétion, s’ils en sont capables.
Puisqu’ils n’ont pas pu me tuer, je ne puis ensuite empêcher qu’ils s’habillent de mes vêtements,
qu’ils n’apparaissent les dimanches avec des parcelles de mon cadavre, adroitement déguisés.
Si je n’ai laissé personne tranquille,
ils ne vont pas me laisser tranquille,
et cela se verra et ça n’a pas d’importance : ils publieront mes chaussettes.

Extrait de « Testament d’automne »