Nature et Poésie

Une sélection de beaux textes à découvrir… Contemporains ou anciens des écrits pleins de vie et de poésie pour tous.

Marguerite Yourcenar : l’invention d’une vie

L’invention d’une vie…

« Solutide… Je ne crois pas comme ils croient, je ne vis pas comme ils vivent, je n’aime pas comme ils aiment… Je mourrai comme ils meurent », écrivait Marguerite Yourcenar à trente ans. Personnage principal d’un roman patiemment construit – sa vie -, Marguerite Yourcenar, première femme à entrer à l’Académie française en 1980, écrivaine à la renommée internationale, a traversé le siècle avec une liberté singulière, aventureuse, obstinée. Si son premier livre a été publié à compte d’auteur, cela ne l’a pas empêchée de voir Les mémoires d’Hadrien (Plon, 1951) classé au palmarès des cent meilleurs livres de tous les temps par le Cercle Norvégien du Livre en 2002.
Marguerite Yourcenar fut, sans conteste, une écrivaine majeure du XXe siècle. Elle a traversé ce siècle en portant un regard neuf et ouvert sur toutes les dimensions de la vie. Son intelligence vive, son vaste savoir et sa curiosité débordante ont marqué chacune des pages d’une œuvre riche et complexe. Elle possède une architecture intellectuelle inébranlable, qui donne à ses propos, à ses écrits, une surprenante efficacité. Rien de ce qu’elle dit, de ce qu’elle pense n’est en soi singulier ; nous avons seulement perdu l’usage d’une si rigoureuse harmonie entre la conscience et la réflexion…

Citoyenne du monde…

Marguerite Yourcenar occupe une place à part, insulaire, dans les lettres françaises et francophones : longtemps cantonnée au domaine des néoclassiques et considérée comme « trop savante » pour faire réellement partie de la modernité littéraire, son œuvre est à présent redécouverte dans toute sa diversité et sa complexité. Yourcenar s’est toujours placée au carrefour de courants de pensée, de genres littéraires et de tonalités stylistiques. Véritable citoyenne du monde, sa connaissance fine et nuancée de multiples philosophies, religions et mythologies du monde entier, a nourri une œuvre polymorphe, qui prend autant la forme de brefs récits et d’essais que de poèmes et de chroniques familiales, et qui n’hésite pas à se saisir de toutes les potentialités poétiques qu’offre le langage, du style le plus épuré à celui le plus baroque.

Une femme qu’il n’est pas si aisé de saisir… tout à la fois très en avance sur son temps, dans son rapport notamment avec ceux que l’on appelle aujourd’hui les non-humains et semblant dans le même temps plutôt conservatrice.
« Il y a deux choses auxquelles un écrivain doit être absolument sensible. Il faut que son langage soit absolument fidèle à la réalité. S’il fait parler un empereur qui appartient à la tradition classique, il faut que son style ait quelque chose de la tradition classique. S’il fait parler un ouvrier, il faut se garder de tous les mots de plus de quatre syllabes.(…)
Il faut aussi être clair. L’écrivain qui ajoute des obscurités à la vie qui Dieu merci est déjà assez obscure, en créant une obscurité de mots pour faire beau, pour faire intéressant, pour faire amusant, pour que ça ait l’air de quelque chose de nouveau, est tout à fait en dehors de sa vocation d’écrivain.
Quand on écrit, c’est pour être compris.
Un écrivain travaille avec un instrument qui est sa langue. Et alors là, toutes espèces de difficultés et d’épreuves l’attendent aussi. S’il veut être un écrivain complètement pluraliste, un écrivain fidèle à la langue telle qu’il l’a reçue de ses professeurs et de ses maîtres, il a une grande chance de manquer de liberté. Jusqu’à un certain point, tout écrivain est plus libre envers sa langue, il est un reconstructeur ou un enrichisseur de sa langue.
En général, je crois qu’il est extrêmement important que l’écrivain, tout en s’alignant le plus souvent possible sur la ligne de l’usage, garde la liberté de s’en écarter volontairement là où il croit indispensable de le faire.

Tout cela est très sérieux, parce qu’une des raisons d’être de l’écrivain est de lutter contre un certain conformisme superficiel du langage, qui, accepté comme un article de foi, va à l’encontre des lois plus subtiles ou plus complexes, et tend, sous prétexte d’uniformiser, à appauvrir finalement le français. »
« La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine,
tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m’ont appris à apprécier les gestes. »
« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime.
J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant.Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.
Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil.On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.
On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie. ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.
On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays.
En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.
On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs.
Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. » Extrait de « Les yeux ouverts » – 1980

« Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions
de montagne, 
de matériaux divers entassés pêle-mêle.
J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. »
« Et, assurément, la réalité est plus sombre encore que n’osait la prévoir le savant [F. Schrader] qui formulait en 1911 ces conclusions, dont les technocrates et les promoteurs de l’époque ont dû sourire. Il ne pouvait imaginer ni les pluies acides, ni la pollution des rivières et des mers par le mercure et les autres déchets de l’industrie chimique et atomique, ou par l’élévation artificielle de la température de l’eau due aux usines riveraines. Il n’avait pas prévu que plus de deux mille espèces animales seraient exterminées avant la fin du siècle ; il ne savait encore rien de l’usage des herbicides, ni des sournois dépotoirs atomiques, cachés dans des endroits écartés, quand ce n’est pas aux abords des villes, ou transportés secrètement à prix d’or pour continuer leur cycle millénaire de nuisance dans le sous-sol des continents pauvres. Il n’eût même pas été capable d’imaginer le désastre de nos marées noires, fruit de l’incurie et de l’avidité, car une construction plus solide et plus rationnelle des pétroliers obligerait à en éliminer la plupart. Il ne pouvait pas prévoir non plus la destruction de la stratosphère, la raréfaction de l’oxygène et de l’ozone, la calotte thermique obscurcissant la lumière solaire et élevant artificiellement la température au ras du sol.
On voit du moins qu’il en savait assez pour signaler le chemin pris par nos apprentis sorciers et par nos marchands du Temple, qui de nos jours n’encombrent plus seulement les abords des sanctuaires mais la terre entière.
Ce qu’il disait, avec quelques autres (Albert Schweitzer, un peu plus tard, en Afrique, était alerté lui aussi par les trop soudains changements de climat), nous le crions aujourd’hui. » 

Extrait de « Les yeux ouverts » – 1980
« Quelles que soient les circonstances où vous vous trouvez, rien ne vous empêche d’aimer, c’est-à-dire de porter dans chaque ébauche d’amitié ou d’amour, et même dans les rencontres les plus passagères, assez de générosité, de bonne volonté, et aussi de courage pour n’être jamais déçu ou trompé, même si vous faîtes erreur sur l’objet, puisque vous aurez en tout cas senti, vécu et appris. »
Extrait de « D’Hadrien à Zénon : Correspondance » – 1951-1956