Jules Renard – Que des mots nécessaires
« Je ne fréquente pas chez les grands poètes. Peu m’importe qu’ils soient morts ou vivants. Si, « dans mon respect », Leconte de Lisle avait eu la première place, il la garderait. Mais elle était prise par Victor Hugo, qui l’occupe pour ma vie. Je regrette, et prie les divers candidats de vouloir bien m’excuser. »
Jules Renard, La Plume, 15 octobre 1894
L’art de Jules Renard
ln Tristan Bernard Le Rire, n° 25, 27 mars 1897
ln André Gide, L’Ermitage, n°12, décembre 1901
ln René Boylesve, Les Annales Politiques et Littéraires, 29 mai 1910
ln Franc-Nohain , Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 10 janvier 192
ln Jacques-Louis Perrin, Président des Amis de Jules Renard
Les sabots (Jules Renard, Extrait de « Bucoliques », 1905 )
Non, non, je ne suis pas venu à Paris en sabots, mais c’est en sabots que j’ai quitté mon village.
Depuis longtemps je voulais gagner ma vie à Paris. Ma mère s’opposait à mon départ et elle me surveillait, car j’étais capable de me sauver sans sa permission.
Chaque matin, comme je me levais avant elle, ma mère m’écoutait marcher. Si elle entendait mes sabots, elle se disait: » Il ne peut pas aller loin. »
Si elle entendait mes souliers, elle me disait de son lit, inquiète:
« Où vas-tu, avec tes souliers? ce n’est ni jour de fête, ni jour de foire. »
Je répondais :
« Maman, je vais à la charrue, et j’ai pris mes souliers parce que la pluie tombe et que ça patouillera dans les champs. »
Et je n’osais plus partir…
Mais un matin, je suis sorti de la maison, ma paire de souliers sous le bras, en faisant beaucoup de bruit avec mes sabots.
À quelque distance du village, par-dessus la haie du petit pré qui est à ma mère, j’ai jeté les sabots, comme un adieu, j’ai mis mes souliers, et j’ai continué ma route vers Paris.
Quand ma mère amena sa vache au pré, elle trouva mes sabots. D’abord elle ne comprit pas, elle m’appela ; elle revint à la maison; elle chercha mes souliers, et lasse de chercher, elle s’assit au coin de la cheminée pour pleurer tout son soûl.
Le Portrait (Jules Renard, Extrait de « Bucoliques », 1905 )
Ce qui me frappe d’abord, chez ces pauvres gens, c’est un portrait de Victor Hugo collé au mur entre la cheminée et le plafond.
Le grand homme, celui que j’aime par-dessus tous, croise les bras et regarde, avec pitié, cette famille de misérables.Et peut-être qu’il les aide à vivre. Ils n’ont rien lu de lui. Victor Hugo était-il plus qu’un évêque ou qu’un ministre ? Ils l’ignorent. C’était quelqu’un dont on parlait beaucoup dans le Petit Journal et qu’on a enterré aux frais de l’État.
Voilà ce qu’ils savent.
Et dès qu’ils lèvent la tête vers l’image, elle les réconforte. Elle remplace le bon Dieu que personne ne voit jamais, qui a tort de ne pas se montrer plus souvent, et peu s’en faut qu’ils ne la prient.
Ainsi nous sommes égaux dans une même foi.
Leur culte m’attendrit et, les yeux au portrait, je crierais : « Vous êtes de braves cœurs ! » et j’embrasserais la femme et les petits, si le père ne me disait à temps : « Je l’ai mis là pour boucher le trou du tuyau du poêle. »
Coronat (Jules Renard, Extrait de « Bucoliques », 1905 )
Autrefois, il y a des années, le régisseur Hubert, jeune alors et plein de vie, ne manquait jamais de dire, à la fin de chaque repas :
– Finis coronat opus.
De ses courtes études au collège, il n’avait guère retenu que ces trois mots. Il pouvait les traduire exactement : Finis, la fin, coronat, couronne, opus, l’œuvre.
Cela signifiait :
– J’ai bien mangé, avec appétit, d’un bout à l’autre de mon déjeuner. La dernière bouchée ne valait pas moins que la première. La fin était digne du début.
Longtemps cette maxime lui parut claire et commode. Il l’expliquait en famille, aux amis, sans se tromper, comme pour dire :
– Vous le voyez, il me reste quelque chose du latin que j’ai appris.
Ce fut le sens du mot opus qui s’obscurcit d’abord. Hubert ne trouvait qu’avec peine le mot correspondant. Il le perdit tout à fait. Opus n’était plus qu’un sou étranger, percé, cassé, rouillé, sans valeur.
– Supprimons opus, se dit Hubert.
Et il prit l’habitude de refuser une moitié de pomme, un verre de liqueur en ces termes :
– Finis coronat !
Cela suffisait. Personne ne regrettait le reste. On devinait encore qu’Hubert voulait dire :
– Merci ; assez pour une fois. J’en ai jusque-là.
Et ceux qui avaient la tête le plus dure, comprenaient au moins l’un des deux mots, le mot finis : Finis, j’ai fini, ça va de soi, n’importe qui, un enfant saisirait.
Quant au mot coronat, peu à peu inintelligible, il frappait par sa sonorité et son mystère. Quel sens lui donner ? À quoi servait-il ? Nul ne savait, mais chacun souriait de confiance, car il faisait bien à sa place.
Il fit mieux encore, dès qu’Hubert s’avisa de le prononcer seul. Il rejeta décidément finis, inutile et banal, et ne garda que cornonat.
Et, aujourd’hui, la marque originale d’Hubert devenu vieux, ce qui le distingue des autres hommes du village, c’est de répondre à tout propos : Coronat, coronat.
Il ne dit plus ni oui, ni bonjour, ni : ça va ? ni : au revoir ! Il dit coronat. Il remue sa tête blanchie et pousse son coronat comme un grognement familier appris en classe ou en nourrice.
« Il n’y a pas de synonymes. Il n’y a que des mots nécessaires, et le bon écrivain les connaît. »