Nature et Poésie

Une sélection de beaux textes à découvrir… Contemporains ou anciens des écrits pleins de vie et de poésie pour tous.

Jean Giono : Solitude de la pitié

La Solitude de la pitié est un recueil de nouvelles et de courts textes publié par Jean Giono en 1932.


Aux yeux de Jean Giono, c’est cette proximité avec les autres, surtout les gens de peu, qui constitue la vraie richesse et dont il illustre lucidement aussi bien la présence fragile que l’absence prégnante. L’auteur offre toutefois constamment un regard attentif à la vulnérabilité d’autrui même si s’infiltre en filigrane le sentiment amer de l’impuissance.
La nature n’est pas un cadre pittoresque mais un partenaire dont la force et la violence imprègnent le monde des paysans, immergés dans la nature comme des « radeaux perdus ».
Giono écrit : « Il faut, je crois, voir, aimer, comprendre, haïr l’entourage des hommes, le monde d’autour comme on est obligé de regarder, d’aimer, de détester profondément les hommes pour les peindre. Il ne faut plus isoler le personnage-homme […] mais le montrer tel qu’il est, c’est-à-dire traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences, du chant du monde. […]
Il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde. Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers… Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur, mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie.

« De mon temps, on plantait le cyprès, vous savez pourquoi ? Parce que c’est un arbre beau chanteur.
Voilà la raison. On n’allait pas chercher bien loin. On aimait cette musique de cyprès. C’est profond, c’est un peu comme une fontaine, tenez. Vous savez, l’eau des fontaines, près des fermes, ça coule, ça coule, ça fait son bruit, ça fait son chemin, ça vit, ça tient compagnie plus que dix hommes, et dix femmes n’en parlons pas. Ici, on ne pouvait pas se payer le luxe de faire couler l’eau tant et plus ; ici, on mesurait l’eau à la burette. Et pourtant, on avait besoin aussi de cette compagnie de ces choses qui ne sont pas l’homme. […]
Donc, pour nous remplacer la fontaine on plantait un cyprès au bord de la ferme, et comme ça, à la place de la fontaine de l’eau, on avait la fontaine de l’air avec autant de compagnie, autant de plaisir. » 

« L’arbre ? […] On voit que vous ne les connaissez pas. Si on y était pas, ça ferait tout à sa fantaisie.
L’arbre, c’est tout en fantaisie. C’est intelligent, je dis pas ; ça comprend des choses… mais c’est comme des bêtes, ça passe son temps à l’amusement. Je vais vous dire. Vous savez où il est mon verger ? Là, au bout du plat. Le vent froid, ça le reçoit en plein. Alors, depuis la Noël, vous avez vu comme il faisait doux ? Bon, eh ! bien, vous verrez. Il y en a deux ou trois qui sont fleuris ; si c’était des jeunes encore, ça va, ils auraient l’excuse, mais des vieux ! Et alors, ils ont l’air de trouver ça très bien. Ils ne le font pas en cachette, non, mais ils font comme ça, pour la gloire, pour dire : vous voyez, moi, si je suis fort ! Je suis le premier. Ils sont comme ça, vous savez, les arbres. Et puis, dès que le mistral commencera, ils feront Jésus. Les autres, avec leurs fleurs pliées, ça leur sera facile : ils bomberont le dos puisqu’il est comme ça, ce vent, qu’il veut qu’on bombe le dos, qu’on n’ait pas de fleurs ; ça leur sera facile. Ceux-là, pour avoir voulu faire de la fantaisie, d’abord ça les gèlera, et puis comme c’est de l’orgueil, ces fleurs, ça tiendra les branches raides, ça voudra faire les malins et ça se fera casser les branches. J’en ai vu qui en sont morts de ça. » Jean Giono – Solitude de la Pitié

TONIN
On ne peut pas garder des arbres qui n’ont pas fait de fruits depuis dix ans !
JOFROI
Et après ? Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Alors moi, parce que je suis trop vieux pour avoir des enfants, tu voudrais qu’on me mène à la guillotine ? Et Monsieur le Curé, parce qu’il n’a pas d’enfants, tu vas le refendre avec ta picosse ? Allons, allons, tout ça n’a pas de bon sens!
L’INSTITUTEUR
C’est vous qui n’avez pas de bon sens !
JOFROI
Et pourquoi ?
L’INSTITUTEUR
Les arbres ne sont tout de même pas des personnes !
JOFROI
Ah! un arbre ce n’est pas une personne? Et depuis quand ? Et c’est ça qu’on vous apprend dans vos écoles ?
Allez, allez, mon pauvre instituteur, on voit bien que nous venez de la ville, avec le col et les manchettes !
On voit bien que jamais les arbres ne vous ont parlé : c’est vrai que, peut-être vous n’êtes pas assez intéressant pour ça…
Ecoutez, Monsieur le Curé, moi, je dis que ces arbres ne font plus de fruits, c’est vrai. Je dis qu’ils sont très vieux, c’est vrai, il y a même un abricotier qui commence à devenir gaga, et qui pousse des branches en tire-bouchon. Mais quand même ce sont des arbres qui ont encore la santé.
Et il y en a que si on les laisse tranquilles, ils peuvent vivre encore quinze ans. Jean Giono – Solitude de la Pitié


« Mais mes arbres ! Mes arbres ! Je les ai achetés à la foire de Roquevaire, moi, en 99, l’année que Barbe m’a dit « Jofroi, nous aurons peut-être un petit » et que le gros incendie de Pichauris lui a faussé ses couches.
Ces arbres je les ai portés de Manosque jusqu’ici, sur mon dos. J’ai tout fait tout seul. J’ai creusé les trous, j’ai charrié le fumier. Je me suis levé la nuit, pour allumer la paille mouillée, pour pas que ça gèle. J’y ai fait plus de dix fois le remède à la nicotine, et ça coûtait cinq francs le bidon ! Et quand je les taillais, Monsieur le Curé, avant de couper une branche, je calculais des fois pendant plus d’une heure et je me disais :
« C’est malheureux de couper des branches à un arbre, pour qu’il rapporte six francs de plus ».
Et, à la fin, quand j’en coupais une, c’était comme si je me coupais un bras… et tu crois qu’avec ton argent, toi, tu m’as acheté tout ça ? Est-ce que tu crois que l’argent paie tout ? » Jean Giono – Solitude de la Pitié

« Viens, suis-moi. J’ai ici ma vigne et mon vin ; mes oliviers, et je vais surveiller l’huile moi-même au vieux moulin… Tu as vu l’amour de mon chien ? Ça ne te fait pas réfléchir, çà ?… Viens, venez tous, il n’y aura du bonheur pour vous que le jour où les grands arbres crèveront les rues, où le poids les lianes fera crouler l’obélisque et courber la Tour Eiffel ; où, devant les guichets du Louvre, on n’entendra plus que le léger bruit des cosses mûres qui s’ouvrent et des graines sauvages qui tombes ; le jour où, des cavernes du métro, des sangliers éblouis sortiront en tremblant de la queue. » Jean Giono – Solitude de la Pitié

Il y eut, dans le ciel, comme une main qui écarta l’amoncellement des nuages, une petite brise coula qui sentait la reine des prés, le soleil s’étala sur la terre et se mit à y dormir en écrasant les ombres. Jean Giono – Solitude de la Pitié