Nature et Poésie

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Francis Hallé : Couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration…

Francis Hallé est docteur en biologie, diplômé de la Sorbonne, et docteur en botanique, diplômé de l’université d’Abidjan. Ancien professeur de botanique à l’université de Montpellier, il s’est spécialisé en écologie des forêts tropicales humides et en architecture des arbres. C’est un fervent défenseur des forêts primaires, c’est-à-dire les forêts jamais exploitées par l’homme, qui ne représentent plus aujourd’hui que 5 à 10 % des forêts terrestres mais constituent, selon lui, plus des trois quarts des réserves de biodiversité de la planète.

Assurément, il y a du Jules Verne chez ce botaniste-là.
Parce qu’il avait l’intuition que « tout se passe là-haut », Francis Hallé a exploré la canopée tropicale – étage supérieur de la forêt – sur une étrange plate-forme gonflable, le Radeau des cimes. Une aventure humaine et scientifique hors norme qui a bouleversé notre connaissance du genre végétal, et qui continue, depuis, son bonhomme de chemin.
C’est peu dire que Francis Hallé aime les plantes, et les arbres en particulier. Ce scientifique de renommée internationale, découvreur de « l’architecture botanique », leur a consacré toute sa vie et contribué à renouveler notre regard sur elles et leur « radicale altérité ». Comprendre le règne végétal, dit-il, exige « une révolution intellectuelle ». C’est, aujourd’hui plus que jamais, une urgence alors que les dernières forêts primaires, sommet de la biodiversité et berceau de l’humanité, sont en train de disparaître dans l’indifférence quasi générale.

« Les plantes ne “végètent” pas, elles sont même plus évoluées que nous.
Les connaître et les comprendre est fondamental pour arrêter le massacre des dernières forêts primaires. »

Où en est-on de la connaissance des plantes ?

Nous les comprenons encore très mal ! Quand nous les étudions, c’est toujours à partir de modèles humains et animaux. Nous restons indécrottablement zoocentrés. D’ailleurs, la formation des biologistes se fait toujours sur l’homme et l’animal. Résultat, nous passons souvent à côté de la réalité végétale, d’autant qu’il y a beaucoup plus de travaux sur les animaux que sur les plantes. Je trouve cela injuste. Et pourtant, elles ont beaucoup à nous apprendre. Sait-on qu’elles sont plus évoluées que nous ? L’être humain, qui se croit au sommet de l’évolution, compte 26 000 gènes dans son ADN. On a découvert que le génome du riz en détient 50 000. Le double ! Ça a été un choc pour les biologistes, qui pensaient que plus un organisme était évolué, plus il comptait de gènes. Fallait-il tout revoir ?
« Pas du tout », nous a répondu le généticien Axel Kahn, « le riz est plus évolué que l’homme : essayez donc de passer l’hiver le pied dans l’eau froide, à vous nourrir exclusivement de lumière, de soleil et de gaz carbonique. Vous n’y arriverez pas, car votre équipement génétique est insuffisant ».
En réalité, les règnes animal et végétal ne sont pas en compétition. Mais nous sommes partis dans deux directions différentes, et la plante est allée plus loin que nous. L’animal est mobile, la plante pas, et c’est un sacré changement de paradigme : les végétaux ont dû développer une astuce largement supérieure à la nôtre. Ils sont devenus des virtuoses de la biochimie. Pour communiquer. Pour se défendre.
Prenons le haricot : quand il est attaqué par des pucerons, il émet des molécules volatiles destinées à un autre être vivant, un prédateur de pucerons. Voilà un insecticide parfait ! Pour se protéger des gazelles, un acacia, lui, change la composition chimique de ses feuilles en quelques secondes et les rend incroyablement astringentes. Plus fort encore, il émet des molécules d’éthylène pour prévenir ses voisins des attaques de gazelles.
Enfin, des chercheurs de l’Institut national de recherche d’Amazonie (INPA) viennent de montrer que les molécules volatiles, émises par les arbres tropicaux, servent en fait de germes pour la condensation de la vapeur d’eau sous forme de gouttes de pluie.
Autrement dit, les arbres sont capables de déclencher une pluie au-dessus d’eux parce qu’ils en ont besoin !

On ne peut pas parler d’intelligence dans le règne végétal.

Les plantes s’adaptent, communiquent, se défendent, mais il s’agit de phénomènes automatiques. Pour être « intelligent », il faut pouvoir hésiter, se tromper. La plante ne le fait pas. Nous sommes face à une altérité totale. Et c’est précisément ce qui me touche tant. Ces plantes, si fondamentalement différentes, forment des poches de résistance à la volonté de contrôle de l’homme. Moi, ça me rassure, ça me permet de respirer.
Mais l’altérité gêne. Je connais beaucoup de gens à qui cela fait peur de savoir, par exemple, que l’arbre est potentiellement immortel.
L’homme et l’animal finissent tous par mourir, c’est inéluctable, alors l’idée que des végétaux puissent échapper à ce sort commun en effraie beaucoup…
Les plantes ne sont pas programmées génétiquement pour mourir. Leur fin est toujours due à des éléments externes : une inondation, un coup de froid, un bûcheron, un incendie… Mais si tout va bien, il n’y a aucune raison pour qu’elles disparaissent. Chez les animaux et les hommes, les gènes s’éteignent par un mécanisme biochimique – la méthylation – qui est à l’origine de la sénescence – le vieillissement.
Certains arbres et plantes paraissent échapper à ce processus : avec leur « croissance rythmique » – stoppée en hiver –, ils réactivent leurs gènes « éteints » à compter du printemps, et luttent ainsi contre la sénescence. En outre, à partir d’un arbre originel mort depuis longtemps, des « clones » se forment grâce à des mécanismes de multiplication végétative au niveau du sol, ce qui leur donne une durée de vie illimitée. Il suffit d’aller dans la banlieue de Londres, au jardin botanique de Kew Garden, pour voir une collection d’arbres potentiellement immortels. Les chênes y vivent éloignés les uns des autres au milieu d’immenses pelouses. Leurs branches basses traînent par terre et s’enracinent pour donner de nouveaux arbres, qui à leur tour en donnent d’autres. Si les conditions restent bonnes, pourquoi voulez-vous que ça s’arrête ? Le plus vieil arbre que l’on ait identifié pour l’instant, le houx royal de Tasmanie, a 43000 ans. Sa graine initiale aurait germé au Pléistocène, au moment de la coexistence entre Neandertal et l’homme moderne. Le premier arbre sorti de la graine est mort depuis longtemps, mais la plante, elle, ne meurt pas, plusieurs centaines de troncs se succèdent sur 1 200 mètres.

Comprendre l’arbre suppose d’opérer une révolution intellectuelle.

C’est un être à la fois unique et pluriel. L’homme possède un seul génome, stable. Chez l’arbre, on trouve de fortes différences génétiques selon les branches : chacune peut avoir son propre génome, ce qui conforte l’idée que l’arbre n’est pas un individu mais une colonie, un peu comme un récif de corail.
Toute machine, avec une entrée d’énergie, produit des déchets. Les thermodynamiciens, les physiciens l’ont démontré. Mais où passent les excréments des arbres ?
On a dit que c’était peut-être l’oxygène, ou les feuilles mortes. Or il semblerait que ce soit le tronc, et plus précisément la lignine, qui constitue l’essentiel du bois. Il s’agit d’un produit très toxique que l’arbre dépose sur des cellules qui sont en train de mourir et qui vont se transformer en vaisseaux – ceux-là mêmes qui vont permettre la montée de l’eau dans le tronc. On peut donc dire que l’arbre repose sur la colonne de ses excréments : cette lignine qui donne aux plantes leur caractère érigé, qui leur permet de lutter contre la pesanteur et de s’élever au-dessus des végétations concurrentes. C’est très astucieux. Et c’est bien dans le style des plantes de tirer parti de façon positive de quelque chose de négatif.
On dit souvent que l’arbre vient du sol. Mais en réalité, il est né d’un stock de polluants, puisqu’il est constitué à 40 % de molécules à base de carbone (le reste est de l’eau). L’arbre a cherché le carbone dans l’air, l’a épuré et transformé en bois. Alors, couper un arbre, c’est comme détruire une usine d’épuration.
L’arbre est une ressource prodigieuse. En est-on suffisamment conscient ?
On pourrait l’utiliser bien plus encore ! Les plantes sont d’ailleurs faites pour être utilisées car, contrairement à l’animal, vous n’êtes pas obligé de les tuer pour vous en servir. Non seulement 80 % de nos médicaments proviennent des végétaux, mais je pense que les plantes, et les arbres en particulier, sont nos meilleurs alliés pour lutter contre le réchauffement climatique. Dans la mesure où celui-ci est dû au CO2, quoi de mieux que les plantes, qui ont précisément les moyens de fixer le carbone ?
Si on replantait suffisamment d’arbres, on n’aurait plus de problème d’effet de serre. Il y a dans les tropiques d’énormes surfaces déforestées, où la culture ne marche pas, et qui offrent des terrains parfaits pour replanter des arbres.

Un enjeu essentiel pour l’humanité…

Les forêts équatoriales représentent le sommet de la biodiversité. On y trouve le maximum d’espèces dans un volume donné, beaucoup plus que dans le milieu marin. C’est donc une formidable perte. Notre espèce y est née, et on y trouve encore nos plus proches cousins, les grands primates. Et n’oublions pas que cette disparition se double d’un génocide car il y a des hommes qui vivent là, sans détruire quoi que ce soit. Un génocide institutionnalisé pour la recherche du profit : qu’est-ce que ce monde-là ?
Le cas de la Guyane me touche de près. On y détruit la forêt pour chercher de l’or, en utilisant du mercure qui pollue les rivières et pourrait avoir une influence dramatique sur les populations amérindiennes.
Quand Hernán Cortés est arrivé à Mexico, que cherchait-il ? De l’or, et il avait le plus profond mépris pour les Indiens. A-t-on fait le moindre progrès depuis ?
J’ai passé beaucoup de temps à tenter de défendre la forêt primaire, et je n’ai rien obtenu. Mais sur le plan éthique, se battre a une valeur. Je me considère comme extrêmement privilégié : grâce à l’expérience du Radeau des cimes, j’ai vu ces merveilles et j’aurais voulu que mes contemporains puissent en profiter. Le sous-bois de ces forêts, ce qu’on voit à hauteur d’homme, ne présente pas grand intérêt. En revanche, ces canopées sont d’une beauté spectaculaire, impossible à décrire. Une fois que vous avez vu ces couronnes d’arbres en fleurs, ces animaux extraordinaires et de toutes tailles, que vous avez entendu le concert de la faune canopéenne à la tombée du jour, au milieu des lucioles, vous ne pouvez plus y toucher. Par ailleurs, c’est une immense réserve en molécules biochimiques, un trésor planétaire qui offre des perspectives formidables pour la recherche pharmaceutique. Un jour, on aura besoin de ces molécules et on se dira : c’est bête, on les avait sous la main et on n’en a pas tiré parti.