Nature et Poésie

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Colette : L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais…

 

« L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. »

Nul n’a pu égaler le verbe de Colette lorsqu’il s’agissait de rendre la sensualité d’une fleur ou le parfum d’un fruit.

Enfant rêveuse aux longs cheveux châtains, elle est initiée par sa mère à la beauté de l’aube, la rosée sur un pétale de fleur mais aussi à la littérature, aidée par la bibliothèque d’un père propice aux « livres interdits ».

Colette ne fut pas toujours heureuse à Saint-Sauveur-en-Puisaye (son village natal) : à l’école, elle était ressentie comme différente, appartenant à une famille plus évoluée que les autres ; puis son père avait échoué dans ses ambitions électorales ; enfin sa mère se trouva en butte aux remarques désobligeantes quand on sut qu’ils accumulaient les dettes.
De ce contexte parfois difficile, elle préféra cependant conserver des images heureuses.

Quelques extraits choisis de ses souvenirs d’enfance :

Son village, ses alentours, son pays…                                                          

« J’appartiens à un pays que j’ai quitté…Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse au soleil toute une chevelure embaumée de forêts. Rien ne peut empêcher qu’à cette heure l’herbe profonde y noie le pied des arbres, d’un vert délicieux et apaisant dont mon âme a soif… Viens, toi qui l’ignores, viens que je te dise tout bas : le parfum des bois de mon pays égale la fraise et la rose ! Tu jurerais, quand les taillis de ronces y sont en fleurs qu’un fruit mûrit on ne sait où – là-bas, ici, tout près – un fruit insaisissable qu’on aspire en ouvrant les narines. Tu jurerais, quand l’automne pénètre et meurtrit les feuillages tombés, qu’une pomme trop mûre vient de choir, et tu la cherches et tu la flaires, ici, là-bas, tout près… Et si tu passais, en juin, entre les prairies fauchées, à l’heure où la lune ruisselle sur les meules rondes qui sont les dunes de mon pays, tu sentirais, à leur parfum, s’ouvrir ton coeur. Tu fermerais les yeux, avec cette fierté grave dont tu voiles ta volupté, et tu laisserais tomber ta tête, avec un muet soupir… Et si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de verdure et sans fleurs, si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie (…)

Sa mère, Sido…

« Je suis la fille d’une femme qui, dans un petit pays honteux, avare et resserré, ouvrit sa maison villageoise aux chats errants, aux chemineaux et aux servantes enceintes. Elle vécut balayée d’ombre et de lumière, courbée sous des tourmentes, résignée, changeante et généreuse, parée d’enfants, de fleurs et d’animaux comme un domaine nourricier. Elle se levait tôt, puis plus tôt, puis encore plus tôt. Elle voulait le monde à elle, et désert, sous la forme d’un petit enclos, d’une treille et d’un toit incliné. Elle voulait la jungle vierge, encore que limitée à l’hirondelle, aux chats et aux abeilles, à la grande épeire debout sur sa roue de dentelle argentée par la nuit… Elle quitta son lit à six heures, puis à cinq heures, et, à la fin de sa vie, une petite lampe rouge s’éveilla, l’hiver, bien avant que l’angelus battît l’air noir. En ces instants encore nocturnes ma mère chantait, pour se taire dès qu’on pouvait l’entendre. 

« Où sont les enfants ? » Elle surgissait, essoufflée par sa quête constante de mère-chienne trop tendre, tête levée et flairant le vent. Ses bras emmanchés de toile blanche disaient qu’elle venait de pétrir la pâte à galette, ou le pudding saucé d’un brûlant velours de rhum et de confitures. Un grand tablier bleu la ceignait, si elle avait lavé la havanaise, et quelquefois elle agitait un étendard de papier jaune craquant, le papier de la boucherie; c’est qu’elle espérait rassembler, en même temps que ses enfants égaillés, ses chattes vagabondes, affamées de viande crue…
Au cri traditionnel s’ajoutait, sur le même ton d’urgence et de supplication, le rappel de l’heure: «Quatre heures ! ils ne sont pas venus goûter ! Où sont les enfants ?… » «Six heures et demie ! Rentreront-ils dîner ? Où sont les enfants ?…»
La jolie voix, et comme je pleurerais de plaisir à l’entendre…
Notre seul péché, notre méfait unique était le silence, et une sorte d’évanouissement miraculeux. Pour des desseins innocents, pour une liberté qu’on ne nous refusait pas, nous sautions la grille, quittions les chaussures, empruntant pour le retour une échelle inutile, le mur bas d’un voisin. Le flair subtil de la mère inquiète découvrait sur nous l’ail sauvage d’un ravin lointain ou la menthe des marais masqués d’herbe. La poche mouillée d’un des garçons cachait le caleçon qu’il avait emprunté aux étangs fiévreux, et la «petite », fendue au genou, pelée au coude, saignait tranquillement sous des emplâtres de toiles d’araignées et de poivre moulu, liés d’herbes rubannées…
– Demain, je vous enferme ! Tous, vous entendez, tous ! Demain… Demain l’aîné, glissant sur le toit d’ardoises où il installait un réservoir d’eau, se cassait la clavicule et demeurait muet, courtois, en demi-syncope, au pied du mur, attendant qu’on vînt l’y ramasser. Demain, le cadet recevait sans mot dire, en plein front, une échelle de six mètres, et rapportait avec modestie un œuf violacé entre les deux yeux.
– Où sont les enfants ?
Deux reposent. Les autres jour par jour vieillissent. S’il est un lieu où l’on attend après la vie, celle qui nous attendit tremble encore, à cause des deux vivants. Pour l’aînée de nous tous elle a du moins fini de regarder le noir de la vitre, le soir : «Ah! je sens que cette enfant n’est pas heureuse… Ah ! je sens qu’elle souffre… »
Pour l’aîné des garçons elle n’écoute plus, palpitante, le roulement d’un cabriolet de médecin sur la neige, dans la nuit, ni le pas de la jument grise. Mais je sais que pour les deux qui restent elle erre et quête encore, invisible, tourmentée de n’être pas assez tutélaire : « Où sont, où sont les enfants ? » (…)

Son père, Le Capitaine…

« Cela me semble étrange, à présent, que je l’aie si peu connu. Mon attention, ma ferveur, tournées vers «Sido», ne s’en détachaient que par caprices. Ainsi faisait-il, lui, mon père. Il contemplait «Sido». En y réfléchissant, je crois qu’elle aussi l’a mal connu. Elle se contentait de quelques grandes vérités encombrantes : il l’aimait sans mesure, – il la ruina dans le dessein de l’enrichir -, elle l’aimait d’un invariable amour, le traitait légèrement dans l’ordinaire de la vie, mais respectait toutes ses décisions.
Derrière ces évidences aveuglantes, un caractère d’homme n’apparaissait que par échappées. Enfant, qu’ai-je su de lui ? Qu’il construisait pour moi, à ravir, des «maisons de hannetons» avec fenêtres et portes vitrées et aussi des bateaux. Qu’il chantait. Qu’il dispensait – et cachait – les crayons de couleur, le papier blanc, les règles en palissandre, la poudre d’or, les larges pains à cacheter blancs que je mangeais à poignées… Qu’il nageait, avec sa jambe unique, plus vite et mieux que ses rivaux à quatre membres…
Mais je savais aussi qu’il ne s’intéressait pas beaucoup, en apparence du moins, à ses enfants. J’écris «en apparence». La timidité étrange des pères, dans leurs rapports avec leurs enfants, m’a donné, depuis, beaucoup à penser…
Il croyait naïvement que l’on conquiert un enfant par des dons… Il ne voulut pas reconnaître sa fantaisie musicienne et nonchalante dans son propre fils, «le lazzarone», comme disait ma mère. C’est à moi qu’il accorda le plus d’importance. J’étais encore petite quand mon père commença d’en appeler à mon sens critique. Plus tard, je me montrai, Dieu merci, moins précoce. Mais quelle intransigeance, je m’en souviens, chez ce juge de dix ans…
– Ecoute ça, me disait mon père.
J’écoutais, sévère. Il s’agissait d’un beau morceau de prose oratoire, ou d’une ode, vers faciles, fastueux par le rythme, par la rime, sonores comme un orage de montagne…
– Hein ? interrogeait mon père. Je crois que cette fois-ci… Eh bien, parle !
Je hochais ma tête et mes nattes blondes, mon front trop grand pour être aimable et mon petit menton en bille, et je laissais tomber mon blâme :
– Toujours trop d’adjectifs !
Alors mon père éclatait, écrasait d’invectives la poussière, la vermine, le pou vaniteux que j’étais. Mais la vermine, imperturbable, ajoutait :
– Je te l’avais déjà dit la semaine dernière, pour l’Ode à Paul Bert. Trop d’adjectifs ! »

« Quand j’eus huit, neuf, dix ans, mon père songea à la politique. Né pour plaire et pour combattre, improvisateur et conteur d’anecdotes, j’ai pensé plus tard qu’il eût pu réussir et séduire une Chambre, comme il charmait une femme. Mais, de même que sa générosité sans borne nous ruina tous, sa confiance enfantine l’aveugla. Il crut à la sincérité de ses partisans, à la loyauté de son adversaire, en l’espèce M. Merlou. C’est M. Pierre Merlou, ministre éphémère plus tard, qui évinça mon père du conseil général et d’une candidature à la députation; grâces soient rendues à Sa défunte Excellence !
Une petite perception de l’Yonne ne pouvait suffire à maintenir, dans le repos et la sagesse, un capitaine de zouaves amputé de la jambe, vif comme la poudre et affligé de philanthropie… »

« Mal connu, méconnu… «Ton incorrigible gaîté !» s’écriait ma mère. Ce n’était pas reproche, mais étonnement. Elle le croyait gai, parce qu’il chantait. Mais, moi qui siffle dès que je suis triste, moi qui scande les pulsations de la fièvre ou les syllabes d’un nom dévastateur sur les variations sans fin d’un thème, je voudrais qu’elle eût compris que la suprême offense, c’est la pitié. Mon père et moi, nous n’acceptons pas la pitié. Notre carrure la refuse. A présent, je me tourmente, à cause de mon père, car je sais qu’il eut, mieux que toutes les séductions, la vertu d’être triste à bon escient, et de ne jamais se trahir.
Sauf qu’il nous fit souvent rire, sauf qu’il contait bien, qu’emporté par son rythme il «brodait» avec hardiesse, sauf cette mélodie qui s’élevait de lui, l’ai-je vu gai ? Il allait, précédé, protégé par son chant.
Rayons dorés, tièdes zéphyrs… fredonnait-il en descendant notre rue déserte. Ainsi «Elle» ignorerait, en l’entendant venir, que Laroche, fermier des Lamberts, refusait impudemment de payer son fermage, et qu’un prête-nom du même Laroche avançait à mon père sept pour cent d’intérêts pour six mois – une somme indispensable… » (…)

Le temps qui passe…

« Enchantée encore de mon rêve, je m’étonne d’avoir changé, d’avoir vieilli pendant que je rêvais…
D’un pinceau ému je pourrais repeindre, sur ce visage-ci, celui d’une fraîche enfant roussie de soleil, rosie de froid, des joues élastiques achevées en un menton mince, des sourcils mobiles prompts à se plisser, une bouche dont les coins rusés démentent la courte lèvre ingénue… Hélas, ce n’est qu’un instant.
Le velours adorable du pastel ressuscité s’effrite et s’envole… L’eau sombre du petit miroir retient seulement mon image qui est bien pareille, toute pareille à moi, marquée de légers coups d’ongle, finement gravée aux paupières, aux coins des lèvres, entre les sourcils têtus… Une image qui ne sourit ni ne s’attriste, et qui murmure, pour moi seule : « II faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas : il faut vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais comme le rappel d’un départ nécessaire. Regarde- toi, regarde tes paupières, tes lèvres, soulève sur tes tempes les boucles de tes cheveux : déjà tu commences à t’éloigner de ta vie, ne l’oublie pas, il faut vieillir ! » (…)

« Quand j’étais petite, on me disait «l’effort porte en soi sa récompense», et j’attendais en effet, après le coup de collier, une sorte de récompense mystérieuse, accablante, une sorte de grâce sous laquelle j’eusse succombé. Je l’attends toujours… »